31 octobre 2013

Souvenance en péril

D’abord, d’abord le talon, faire rouler la plante, terminer par les orteils, enchainer de même avec l’autre pied, tout doucement. Tenter de ne pas calculer, de ne pas se demander à quelle étape il faut lancer l’autre jambe, agir trop tôt ou trop tard et s’écrouler. Essuyer les larmes de rage qui pointent le bout de leur suffisance, prêtes à te ridiculiser un peu plus. Comme si le fait que ton gamin ait appris à marcher avant toi ne suffisait pas. Le regarder, ce bout d’homme, chercher dans ses yeux rieurs, sa main fraiche et son sourire, un signe d’appartenance, de reconnaissance. Ne rien voir. Ne rien savoir.
Le haïr, lui, celui qui est son père, le haïr un peu, beaucoup, passionnément, à la folie. Pas du tout. L’aimer ? Nenni. Chercher au fond de tes entrailles un bout de sentiment. Un rêve, un souvenir, une résurgence amoureuse, amicale, un zeste de ressenti. Néant.

« Ton fils. » Il parait, il te l’a dit. Tu n’as rien répondu, à peine esquissé un signe de tête hésitant. Accusant le coup, digestion aigre d’informations trop riches. Il a ajouté quelques données à l’équation : des photos de mariage, de vacances à Venise, à Tahiti, d’évènements divers… autant de souvenirs, de mois inexistants, d’années volées, envolées.
« C’est assez pour aujourd’hui. » D’accord. Tu ne réponds rien. À quoi bon ? Ses mains se posent sous tes aisselles et te hissent dans ton fauteuil, ce complice de tes déplacements, cette nouvelle partie de ton être que tu répugnes à adopter. Comme cet homme. Comme cet enfant. Tes mains sondent ton ventre, interrogatives, palpant comme elles l’ont déjà fait des centaines de fois ce signe estompé d’une naissance digne de César.

Calculs faits, refaits, encore et toujours les mêmes résultats. Vingt mois. Vingt mois sans marcher, sans conscience. L’enfant a une douzaine de lunes, neuf de plus dans ton giron… Endormie avant même d’avoir connaissance de son existence. Et puis, au final, le fait de ne pas l’avoir su, tu t’en fous un poil, tu n’as le souvenir de rien. Le vide total, l’inexistence. Pas de passé. Les seules traces de ton passage sur Terre se lisent sur des photos, des anecdotes. Tu n’as que lui. Qu’eux. Il t’a tout expliqué. Tu étais orpheline, ta vie, ça a toujours été lui. Tu as toujours été sa vie.
Il est touchant, ce mâle qui se dit tien. Pas très beau, mais attachant, tendre, sensible, à l’écoute du moindre de tes besoins, de la moindre de tes envies. Tu devrais sourire. Si ce n’est à lui, à son petit. Ton petit. C’est lui qui l’a dit. Pourquoi douter ?

Coquille vide dénuée de cœur, sans chaleur ni douleur. Rien. Âmes sœurs ? Autant demander si ton cul est du poulet, la réponse serait la même. Tu as beau creuser, piocher dans ton crâne stérile, rien ne vient, rien ne revient et rien n’apparaît. Triste réalité de l’absence de sentiment quand le souvenir n’existe plus. Nulle résurgence sensationnelle, nulle souvenance fulgurante, nada. Ce serait trop beau.

Un pas après l’autre, tu ne réfléchis plus. Plus d’escarre, des muscles plus forts. Un pas après l’autre, vous vous rencontrez au milieu du trajet, sa menotte caressant ton visage alors que tu t’accroupis près de lui en chancelant un peu, mais capable de le faire. L’enfant emplit tes journées, l’homme travaille, tant mieux. L’enfant te sourit, babille, il t’a mieux adoptée que tu ne l’as fait pour lui, mais tu l’acceptes déjà. Il existe, il est. Il te crée de futurs souvenirs et parfois le miracle se fait : il t’arrache un sourire. Comment, toi si laide désormais, as-tu pu faire un enfant si beau ? Tu oublies que les cicatrices ne se transmettent pas génétiquement.
Vie sans miroirs. Par égard pour toi, il les a voilés. Plus tard, vous sortirez. Quand tu seras prête, quand tu auras le courage. Le père est patient. Il comprend ta répugnance, n’insiste pas. Tu t’endors le soir d’un sommeil sans rêve avant qu’il ne se couche et te réveilles alors qu’il est déjà levé. Pour peu qu’il dorme à tes côtés. Tu passes des heures devant les albums de photographies – où ton visage est passé au marqueur afin que tu n’aies pas trop de peine, le jour où tu te verras, où tu oseras –  les caressant parfois du bout des doigts, espérant quelque chose qui ne vient pas, qui ne viendra jamais. Never.

Il t’a tout raconté. Tu ne travaillais pas, toute consacrée à ton art de femme au foyer dévouée. Il te conte vos ébats, tes plaisirs, tes exigences, les siennes. Vous vous complétiez à la perfection. « Tu es sûre que tu ne veux pas essayer ? Peut-être que… Non ? D’accord. » Il n’insiste pas, tu l’as déjà remarqué. Résigné. Il te dit tout, sans fard, avec quelques étincelles dans les yeux à l’évocation des plus beaux souvenirs.
Souvenirs étrangers. Il a bien tenté de te prendre dans ses bras, il dépose un baiser sur ton front chaque soir, chaque matin également, mais jamais n’a eu un geste déplacé. Un gentleman. Tu devrais l’aimer pour ça, rien que pour ça, ce serait de bonne guerre.
Difficile d’aimer quelqu’un quand on ne sait pas qui on est. Quand on ne s’aime pas soi-même. Quand on est malade, chaque jour un peu plus, à contempler la cuvette des toilettes. Il t’a dit ton nom, tu as hoché la tête. Tu acceptes tout ce qu’il t’explique, tu le crois. Il dit vrai, à quoi bon mentir ? Tu n’as que lui, lui et le petit, de toute façon. Pas de revenu, pas d’ami, pas de famille, coupée d’un monde que tu ne connais pas non plus.

Ce soir il te raconte ce qu’il s’est passé cette nuit là. Tu devais le rejoindre à une soirée, un dîner mondain donné par sa boite, ce genre de partie fine où il est de bon ton d’amener sa compagne, surtout lorsqu’elle est aussi belle que tu as su l’être. Tu le laisses parler, ses mots coulants sur toi, en toi, tu espères qu’ils éveilleront ce qui ne s’éveille pas. Tu ne réagis guère aux compliments dont il parsème son récit. Tu fermes les yeux, imagines, à défaut de te souvenir.
Il t’a attendue puis, inquiet, a pris sa voiture pour te rejoindre sur la route. Son téléphone a sonné au moment où il apercevait les gyrophares. Tu n’avais rien, mis à part cette beauté perdue, ce visage défiguré. Tu étais endormie, juste endormie, déconnectée. Un long sommeil de vingt mois.
Il t’a gardée à la maison, refusant qu’on t’enlève l’embryon qui ne demandait qu’à vivre, ce bout de toi dont il avait appris l’existence le soir où il a cru te perdre. Il a caressé ton ventre, lui a parlé, t’a fait la lecture. Il a continué à travailler, pour pouvoir payer tes soins à domicile, rémunérer une infirmière discrète, muette. Il répugnait à te laisser avec elle, mais était par trop conscient de son manque de savoir-faire pour s’occuper de toi correctement. « Tu as toujours été formidable. Même en dormant, tu as fait un accouchement parfait, une césarienne sans complication. » L’enfant, il a été son père et sa mère, puisque tu ne daignais pas te réveiller.

Quelque chose fait cependant son apparition. Est-ce de le voir pleurer ? S’abandonner un peu à son récit, à l’émotion ? Toujours est-il que là, maintenant, tu as envie de le prendre dans tes bras, de le sentir contre toi. Tu contemples ta main qui se déplace vers son visage, ton pouce qui essuie ses larmes, ses yeux incrédules qui t’observent, attendant sans oser bouger d’un iota, de peur briser l’instant. Tu contemples la scène de loin, ça n’est pas toi, et pourtant…
Il t’a tellement imprégnée de vos souvenirs que tes gestes te semblent évidents, naturels. Ce soir, tu recherches ton amour perdu, ce soir, tu veux l’aimer à nouveau. Vos ébats sont tendres, tes paupières closes afin de rechercher en toi ces sentiments qui te manquent. En vain. Tu t’endors ensuite, insatisfaite.

Réveil nocturne. Ventre enflammé qui le réclame encore. Il dort, là, serein, du sommeil du juste, repus. Il dort et tu le réveilles de ta bouche, tu te fais violence pour ne pas succomber aux nausées que cela provoque, tu joues le jeu du souvenir, marquant là ta bonne volonté. Il est le père de ton enfant, tout ce que tu as, tout ce qu’il te reste. Qui voudrait de toi, sinon lui ?
Le jeu se prolonge, intense, fort. À défaut de sentiments, tu découvres de nouvelles sensations, celles du plaisir charnel, du plaisir réclamé, de la violence de l’orgasme. Tes paupières s’ouvrent alors que tu redescends doucement, des étoiles plein les yeux. Tu te souviens de chaque mot qu’il t’a dit, des descriptions de ton visage, des marques qui te défigurent, de ton ventre crispé, creusé à la fin de l’acte. Tes paupières s’ouvrent et, malgré les étoiles dans ton regard, tu te vois.
Le drap est tombé, celui qui masquait le miroir qui te fait face et te renvoie ton image. Votre image. Il est derrière toi, encore fiché profondément dans tes entrailles, les traits déformés par un sourire que tu n’arrives pas à déchiffrer. Tu vois ton ventre qui, creusé, se fait encore bien trop rond. Et surtout, surtout, tu vois ton visage. Tu cherches les cicatrices qui te gâtent, tu cherches sans voir, sans comprendre. Tu vous observes mieux. Et tu fermes les yeux pour ne plus vous voir. Quand il te demande le pourquoi de tes larmes, tu lui réponds que tu pleures parce que tu es heureuse. Ta voix peut bien trembler, sonner étrangement, la réponse semble le satisfaire. Cette nuit, il te tient dans ses bras pour votre sommeil amoureux.

Comédienne. Tu joues à la perfection le rôle de la jeune femme comblée, de l’amante redevable à cet homme si bon de t’aimer encore malgré ton visage dévasté. Tu as trouvé la parade pour tes nausées matinales, tu ne manges pas le matin, et ça passe, petit à petit. Ton ventre s’arrondit encore. Non, tu n’es pas prête à sortir affronter le monde encore. Tu sais combien cette réponse le satisfait. Tu joues le jeu. Tu sais désormais. Tout, ou presque.
Ça n’est pas une question de souvenir, non. Tu sais simplement que tu sais compter. Qu’il t’a fécondée alors que tu étais endormie. Une deuxième fois. Tu peux le comprendre, tout de même, tu étais là, consentante. Du moins n’as-tu pas montré que tu n’étais pas d’accord, il avait envie, le pauvre et il fallait bien qu’il essaie de te réveiller ! Il n’a pas abusé de toi, il l’a fait par amour. Mais si.

Une intuition te prend, un jour où il est absent. L’enfant est à la sieste, cet enfant qui, de jour en jour, lui ressemble de moins en moins. Un peu d’eau sur un mouchoir, et tu nettoies délicatement le masque d’une photographie. Le cœur battant, tu vois apparaitre un visage qui n’est pas le tien. Qui ressemble, un peu, de loin. Sur ces photos de vous, lui seul est authentique.
N’ayant pas projeté de sortir, tu n’as pas porté attention à ta garde robe. Tout y est neuf. Tout, sans exception. Et puis tu sais compter. Il a le double de ton âge, au moins, ou alors tu es la belle au bois dormant, préservée des effets du temps durant ton sommeil, mais tu en doutes fort. Tu comprends le regard triste de l’infirmière, lorsque tu l’as vue pour la dernière fois, elle aurait souhaité que tu ne te réveilles jamais, afin de ne jamais être consciente de ta souillure, elle qui te lavait chaque matin.

Tu ne sais rien des circonstances de ton arrivée ici, t’a-t-il enlevée avant ou après le début de ton coma ? Est-il la cause de ce long sommeil ? Tu ne sais rien de ton vrai nom, ni qui tu as pu être avant. Qui est le véritable père de l’enfant, cet enfant que tu portais avant d’être endormie, avant d’être son réservoir à foutre. Ce que tu sais par contre, c’est que tu vas partir d’ici. Que tu vas emmener votre enfant. Non. Tes enfants. Qu’il ne pourra plus rien contre toi, jamais.
Les bouteilles de lait ont la vie dure, tu retrouveras ton identité, les gens qui t’aiment, tu te reconstruiras. La mémoire peut bien te faire défaut, tu as toute ta vie devant toi et deux enfants à élever. Tu crois même t’être vue déjà, sur ces bouteilles. Le visage un peu plus rond, plus jeune.
 
Quant à lui, il arrivera sans doute ce soir, une cigarette allumée entre ses lèvres souriantes, comme tous les soirs. S’attendant à ce que tu lui ouvres les pans de ton peignoir, comme tu l’as fait dernièrement, soumise, muette, souriant à l’idée de ton futur départ.
Sauf que ce soir, ça n’est pas ton parfum qu’il sentira en entrant. Tu auras diffusé, laissé s’épandre jusqu’à saturer les murs de la maison, la puanteur du butane, du propane... Tu n’as jamais su. Et tu t’en fous.

29 octobre 2013

Et puis c'est tout.

La mesure de l’amour c’est d’aller droit dans le mur. Sans mesure, en se marrant. L’amour n’a pas de mesure commune au commun des mortels, il se prend à la louche bien plus qu’à la cuillère. Et quelle louche ! On ne parle pas ici d’un simple œil de travers, non, on parle bien d’yeux qui se mêlent le blanc, la pupille et l’âme jusqu’à ses tréfonds et s’en tapent, du regard des autres.

Ne rien dire et parler, toujours un peu plus. L’art de se taire pour tout évoquer, être en chien de mots, et pourtant connaitre l’émoi, le soi et l’autre.  Surtout l’autre. Surtout soi. Mieux se connaitre pour mieux comprendre l’en face. En phase. Le tout sans phrase. Se surprendre, quand on abandonne le silence, à dire les mêmes mots, d’un même sourire. Se comprendre.

Prendre les cons, les éconduire. Savoir choisir. Laisser le destin faire ou le forcer un brin, se foutre une fleur dans le bide pour qu’un papillon s’y niche, et c’est bon. Eviter les chenilles, trop jeunes, ça file des boutons. Les vieux pots, usés, peuvent convenir, pour la bonne soupe, parait qu’il n’y a pas mieux.  Songer toutefois qu’ils trainent parfois des casseroles bien lourdes.

Tambours en poitrines, rythmes décadents à la cadence des hanches, l’amour n’est pas que sentiment. Il faut savoir s’abandonner, donner, recevoir, jusqu’à marcher en canard. S’adonner sérieusement au partage. Terre à terre charnel pour mieux s’envoyer en l’air. Tremper son biscuit n’est pas une hérésie, il faut s’aimer, aimer les truies, haïr, aussi, haimer, allez.

Se transformer, rêver encore, penser beaucoup. Et l’à venir ? Travailler, vivre, ne plus se contenter d’amour et d’eau fraiche. Chaque chose en son temps qu’à la fin elle se casse. La faim ? Toujours, de l’un dans l’autre, sans songer à se barrer, non, jamais. Rester, sourire. Se croire immortels, se croire l’un à l’autre, ad vitam aeternam.

Observer, un peu, parfois, le menu alentour, malgré son régime. Totalitaire. Totalement acquis l’un pour l’autre, causes perdues pour autrui, force de l’habitude. Observer, rêver, savoir que l’habitude n’y est pour rien, que les âmes sont enchainées. Régime volontaire. Sourire à ses rêves, à sa vie, ajouter des fleurs dans son ventre, pour le plaisir des papillons.

Chaud au derrière, chaud devant, partout. Et le froid. N’était-ce pas un regard, là, qui voulait tout dire à un autre que soi ? Ne sont-ce pas des maux qui nous traversent sans crier gare ? Piqûre acerbe de la jalousie, douceur amère de l’appartenance, poison insidieux qui s’en vient dans nos veines. Rien de tel pour faire bouillir le sang, un peu, beaucoup, passionnément, aveuglément.

Souffrir le martyr, souffrir encore, toujours. Mais jusqu’où cela s’arrêtera-t-il ? Agir, enfin. Agir à fond, hurler sa douleur, hurler à la lune, se vider de sa hargne, de sa force, agir et réussir. Bête primale, suante et trébuchante, finir le boulot, dans le sang et les glaires, terminer le travail et sombrer à moitié, dans un rêve, rouge, bruyant.

Découper, trancher, se sustenter. Morceau après bouchée, avaler le gêneur. L’ingérer, le digérer, savourer. Oh, oui. Le sentir en soi, en son ventre, en son sein. Prendre son pied pour mieux le mordre, l’oppresser, l’étouffer… Un cadavre ! Exquis… N’être plus que deux, n’être plus qu’un, n’être plus rien, rien qu’un rêve d’être, rien qu’une espérance, rien…

Se réveiller de son délicieux cauchemar, se réveiller et se découvrir trois. Trio sentimental. Trio charnel. Trois, c’est un de trop, trois, c’est s’effacer, c’est les laisser, c’est s’intégrer, gentiment, doucement. Trois, c’est une place pour chacun, et le regarder. Regarder ce petit troisième qui s’immisce, le regarder et tout lui dire.

Tout. Ne voir que lui, cet être impertinent qui se niche entre soi et son double. Ne voir que lui qui fait tache sur le miroir des âmes. Une tache qui prend de la place, qui envahit et qu’on laisse faire, volontairement. Détacher ses billes des siennes et croiser celles de l’autre, le soi, tout se dire, en un regard, tout savoir. Avoir fait le bon choix. Avoir choisi le bon.