19 avril 2021

Rentrée en perspective

Chaque fois que je revois mes élèves après quelques semaines d’absence, je me sens rétrécie, marquée par le passage du temps. De l’âge, leur âge. Je ne suis pourtant pas petite. Jusqu’à la quatrième, je suis tranquille, ça reste des bouts de chou, des petits riens de mômes. Par contre, arrivés en troisième, les 14 ans sonnés, chaque retour est agrémenté de sa dose de centimètres. Alors qu’hier encore je les toisais, de peu, mais de haut tout de même, voici qu’ils me dépassent. Tous. Même le tout petit, là, celui qui a sauté une classe et cumule avec un retard de croissance.

Les voilà tous, pas même hautains, un je-ne-sais-quoi de pitié dans la prunelle. Ils baissent les yeux, pas pour me regarder, non, ils esquivent mes œillades. Ça n’a rien de marrant. Pour moi, du moins. Sans doute qu’ils se gausseront après mon départ, j’aurai droit à un nouveau surnom. Voilà que je grince. Manque plus que ça. C’est censé être un moment de joie, mon grand retour, et je coince. Ils ont dit que j’étais prête, que c’est le moment, nécessaire, qu’il faut que je ressorte, que je reprenne.

Bon, direction les collègues, les gamins m’ont vue, ont dit bonjour, n’ont plus su quoi dire, se sont barrés, sont restés, ont proposé de l’aide, regardant leurs pieds, les yeux au loin. On ne leur a pas appris à composer avec les gens comme moi. On leur a appris la tolérance, pas à être à l’aise. Pas la normalité de l’anormalité. C’est les jambes qui pêchent, je vous vois, hein. Je vous vois, je vous entends, je vous comprends. Je vous libère. Signe de la main adressé à ceux qui n’osaient pas partir, un sourire pas même forcé, je les aime ces petits grands.

Putain, la porte. Je galère. Ils auraient pu mettre aux normes, profiter de mon absence pour préparer ma reprise. Enfin. Passons. J’entre. Il n’y a pas que les gamins qui ont grandi, les collègues aussi. Et eux, j’en viens à contempler les poils de leurs nez, leurs doubles mentons, les rides de leurs cous, de leurs mains. Ils ont tous changé. Tout le monde a changé. L’établissement, les salles. Mon casier est trop haut. Je perçois leurs odeurs d’aisselles. D’en bas, je vois bien leurs sourires forcés. Les mômes ont l’excuse de l’ingénuité, eux n’en ont aucune.

Il y a un blanc à mon entrée. Un bon vieux gros blanc d’au moins trois secondes, une éternité. Malaise. La porte me pousse vers l’intérieur, me voici dans le nid, quelle vipère va me parler en premier ? Elle. Evidemment. J’aurais dû m’en douter. Je vrille. À son interrogation sur mon moral, je grince de plus belle. « Ça roule. » que je réponds. Ils n’osent pas rire. Mon regard défie quiconque de le faire. Et finalement, c’est elle qui me sauve, qui nous sauve tous. « Je suis rassurée. J’ai cru que ta tête avait été touchée en même temps que tes jambes, mais c’est bon, t’es toujours une garce. »

Je la toise par en dessous, je suis fureur, l’étincelle dans mon regard allume un brasier en moi et j’éclate de rire. Aussi surprise de ma réaction que soulagée. L’orage se déchire, les nuages se lèvent. D’autres suivent. L’éclaircie me gagne. Je pleure. Libérée. Mes collègues suivent, qui riant, qui la larme à l’œil. Délivrés. Ce n’est pas eux qui ont changé, non. C’est moi. Moi seule. Je les vois à nouveau tels qu’ils sont. Prévenants, à l’écoute. Ne sachant sur quel pied danser. Je ne grince plus. Je vais mener la valse. Je me promets solennellement que désormais, lorsque je grincerai, ce ne sera que le fait de mes roues.

5 avril 2021

Par une nuit noire.

Elle m’accompagnait depuis toujours. Muette, silencieuse. Intangible. Elle fut mon alter-égo, ma silhouette, mon image. Elle était là, sans faillir. Il n’y eut que dans les plus noirs endroits qu’elle me fit défaut. C’était fort dommage, au demeurant, car c’était dans ces moments-là que je ressentais le plus grand besoin d’être accompagnée. Si elle choisissait le plus souvent de me suivre, il lui arrivait parfois de me précéder, mais d’un rien. Elle dansait sur le sol au rythme de mes pas, au gré de la lumière.

Parfois, elle apparaissait sur un mur, difforme. Elle se dédoublait, me multipliait. Longtemps je l’ignorai, elle était là, existant sans existence propre, impalpable. Lors de nuits noires, elle arriva à me surprendre quelquefois, réapparaissant en même temps qu’une lueur, rendant l’obscurité plus sombre encore là où elle se tenait. Un frisson me parcourait, je marchai plus vite alors, écoutant le bruit de mes pas, priant pour n’en percevoir d’autres.

Depuis quelques temps, j’avais cru apercevoir une velléité d’indépendance chez elle. Cru, le terme me semble bien fort. À peine un sentiment fugace, aussi vite oublié qu’il était apparu. À la vérité, je ne pris pas plus garde à elle et ses comportements étranges que je n’en avais cure depuis ma naissance. Aux ombres chinoises, elle avait toute mon attention. Quand le soleil la déformait et que les pérégrinations hasardeuses de mes yeux les posaient sur elle, j’esquissais un rien de sourire. En dedans. Et encore.

À proprement parler, je n’en eus jamais rien à carrer. Soyons francs. Qu’elle commençât à avoir ses mouvements propres ne m’inquiétait guère, pour peu que je le susse. Aussi, ce soir, quand elle apparut en travers de mon chemin, j’étais persuadée qu’il s’agissait d’une autre personne. Après un léger sursaut, je hâtai le pas dans le but de passer devant, marmonnai un bonsoir, les yeux baissés, n’entendis pas de réponse et choisis de ne pas m’attarder.

L’oreille aux aguets, j’osai un regard devant moi et m’arrêtai net. Elle était là. Encore. Cette noire silhouette. Je compris ma méprise et ne retins pas un rire nerveux. Sec. Quelle honte. Par une nuit sombre, j’avais eu peur de mon ombre, telle une enfant. Ridicule. Je l’observai, immobile tandis que je tentai de calmer les battements de mon cœur. J’avais beau savoir que ma peur était totalement irrationnelle, je n’arrivai pas à m’en départir.

Je compris que quelque chose n’allait pas quand elle se mit à se mouvoir. Elle se déplaçait vers moi, silencieuse. Que m’arrivait-il ce soir ? Une faiblesse me prit, mollit mes jambes, je tenais debout de justesse, l’ombre m’approchait de plus en plus. Il ne s’agissait pas d’un agresseur, d’un fantôme ou de je ne sais quelle apparition. Je le savais, cette ombre était mon ombre. La mienne. Celle qui m’accompagnait depuis toujours. Nul doute possible.

Alors qu’elle s’approchait encore, je distinguai ses traits. Mes traits. En négatif. J’étais tétanisée. Ce qui se passait était tellement dénué de sens que mon esprit n’arrivait pas à le rejeter. Tellement fou que ça ne pouvait qu’être vrai. Elle se colla à moi, froide, intense, elle s’incrusta en moi, glissa dans mes veines, ma chair, gela mes artères, arrêta mon cœur. Je l’entendis enfin lorsqu’elle atteignit ma conscience. Son souffle à mon oreille, mon souffle me susurra quelques mots. « C’est mon tour. Tu as eu ta chance. »

Quand je repris conscience, j’avais perdu mon ombre. Je ne fus plus jamais la même. Rien qu’une ombre. Mon ombre.