5 avril 2021

Par une nuit noire.

Elle m’accompagnait depuis toujours. Muette, silencieuse. Intangible. Elle fut mon alter-égo, ma silhouette, mon image. Elle était là, sans faillir. Il n’y eut que dans les plus noirs endroits qu’elle me fit défaut. C’était fort dommage, au demeurant, car c’était dans ces moments-là que je ressentais le plus grand besoin d’être accompagnée. Si elle choisissait le plus souvent de me suivre, il lui arrivait parfois de me précéder, mais d’un rien. Elle dansait sur le sol au rythme de mes pas, au gré de la lumière.

Parfois, elle apparaissait sur un mur, difforme. Elle se dédoublait, me multipliait. Longtemps je l’ignorai, elle était là, existant sans existence propre, impalpable. Lors de nuits noires, elle arriva à me surprendre quelquefois, réapparaissant en même temps qu’une lueur, rendant l’obscurité plus sombre encore là où elle se tenait. Un frisson me parcourait, je marchai plus vite alors, écoutant le bruit de mes pas, priant pour n’en percevoir d’autres.

Depuis quelques temps, j’avais cru apercevoir une velléité d’indépendance chez elle. Cru, le terme me semble bien fort. À peine un sentiment fugace, aussi vite oublié qu’il était apparu. À la vérité, je ne pris pas plus garde à elle et ses comportements étranges que je n’en avais cure depuis ma naissance. Aux ombres chinoises, elle avait toute mon attention. Quand le soleil la déformait et que les pérégrinations hasardeuses de mes yeux les posaient sur elle, j’esquissais un rien de sourire. En dedans. Et encore.

À proprement parler, je n’en eus jamais rien à carrer. Soyons francs. Qu’elle commençât à avoir ses mouvements propres ne m’inquiétait guère, pour peu que je le susse. Aussi, ce soir, quand elle apparut en travers de mon chemin, j’étais persuadée qu’il s’agissait d’une autre personne. Après un léger sursaut, je hâtai le pas dans le but de passer devant, marmonnai un bonsoir, les yeux baissés, n’entendis pas de réponse et choisis de ne pas m’attarder.

L’oreille aux aguets, j’osai un regard devant moi et m’arrêtai net. Elle était là. Encore. Cette noire silhouette. Je compris ma méprise et ne retins pas un rire nerveux. Sec. Quelle honte. Par une nuit sombre, j’avais eu peur de mon ombre, telle une enfant. Ridicule. Je l’observai, immobile tandis que je tentai de calmer les battements de mon cœur. J’avais beau savoir que ma peur était totalement irrationnelle, je n’arrivai pas à m’en départir.

Je compris que quelque chose n’allait pas quand elle se mit à se mouvoir. Elle se déplaçait vers moi, silencieuse. Que m’arrivait-il ce soir ? Une faiblesse me prit, mollit mes jambes, je tenais debout de justesse, l’ombre m’approchait de plus en plus. Il ne s’agissait pas d’un agresseur, d’un fantôme ou de je ne sais quelle apparition. Je le savais, cette ombre était mon ombre. La mienne. Celle qui m’accompagnait depuis toujours. Nul doute possible.

Alors qu’elle s’approchait encore, je distinguai ses traits. Mes traits. En négatif. J’étais tétanisée. Ce qui se passait était tellement dénué de sens que mon esprit n’arrivait pas à le rejeter. Tellement fou que ça ne pouvait qu’être vrai. Elle se colla à moi, froide, intense, elle s’incrusta en moi, glissa dans mes veines, ma chair, gela mes artères, arrêta mon cœur. Je l’entendis enfin lorsqu’elle atteignit ma conscience. Son souffle à mon oreille, mon souffle me susurra quelques mots. « C’est mon tour. Tu as eu ta chance. »

Quand je repris conscience, j’avais perdu mon ombre. Je ne fus plus jamais la même. Rien qu’une ombre. Mon ombre.

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