17 mai 2021

Un être civilisé


Un tremblement de terre tel qu’elle n’en avait jamais connu la secoua. Lorsque le pont sur lequel elle déambulait avec certaines de ses sœurs s’est transformé en radeau après un vol plané, elle était presque arrivée sur la terre ferme. L’angoisse était si intense qu’elle en avait lâché son barda. Elle ne le remarqua pas, il n’avait d’ailleurs plus aucune importance. De comment elles mangeraient, la question était maintenant de savoir comment elles survivraient. Nulle ne savait nager, évidemment, cela aurait été tellement plus simple.

Elle analysait le décor, cherchant un salut inespéré, une bande de terre, une île, un miracle… Mais leur frêle esquif tourbillonnait, emporté par une tornade soudaine. Elles s’étaient pourtant assurées que le chemin était sûr avant de s’y engager. Nul ne peut rien contre mère Nature. Elle le savait. Réfléchir ainsi l’étonna. Elle s’étonna de s’étonner, d’ailleurs, n’étant guère habituée à penser par elle-même.

Leur embarcation de fortune n’avait-elle pas cessé de tournoyer ? Le constat l’arracha à son fouillis de pensées. Un quai de misère semblait les avoir arrêtées. Elles se précipitèrent à terre, se comptèrent, trouvant leur nombre bien moindre qu’auparavant. Bien entendu, à cette distance, elles ne captaient plus les ordres. Bon. L’adrénaline parcourait encore leurs corps, elles devaient en profiter pour avancer. La direction fut décidée à l’instinct. D’un commun accord, elles allèrent en file indienne, ne prenant pas le temps de pleurer leurs disparues.

Le soleil filtrait à travers la verdure leur réchauffant la carcasse. Ragaillardies, elles cheminaient d’un bon pas. Silencieuses, elles s’arrêtèrent quand le ciel se dégagea au-dessus de leurs têtes. Le couvert végétal avait disparu ! Elles reconnaissaient bien le chemin, leurs sens ne les trompaient pas, mais rien ne terminait les longs brins qui bordaient le passage. Elles pressèrent l’allure, envahies par une indicible angoisse. Il leur faudrait encore des heures pour rentrer, et si la catastrophe avait touché la maison, que feraient-elles ? Elles ne pourraient survivre seules, il fallait qu’elle soit intacte.

Sur leur itinéraire dévasté, le silence était palpable, sinistre. Çà et là se voyaient des signes d’abandon précipité. Une fleur décapitée, une vie fauchée. Tête basse, elles se précipitaient vers leur salut. La maison. La vie reprenait autour d’elles, l’effervescence coutumière les rassura. Une même fièvre les gagna toutes, alors qu’elles perçurent à nouveau le signal. Elles savaient quoi faire. Le cataclysme avait touché leur foyer, mais Mère était sauve, il fallait réparer, vite. Très vite. Maintenant. Elles allaient pouvoir rentrer. Mère était sauve.

À quelques pas de là, un homme rangeait sa tondeuse à gazon dans son cabanon. Sa belle pelouse était saccagée ! Un dôme digne de taupes de compétition la défigurait. Il allait leur montrer qui était le chef, sur son terrain, c’est lui qui faisait la loi ! Il jurait entre ses dents tandis qu’il branchait le tuyau d’arrosage.

Fébriles, elles travaillaient sans compter leurs efforts. Il fallait refermer vite, tout de suite, afin de sauvegarder leur Mère et les petits. Elles y étaient presque, bientôt, quelques heures encore, peut-être. Et, sauvant Mère, elles se sauveraient elles-mêmes.

Rageux, il enfonça le tuyau dans la terre, et actionna le robinet. À fond.

L’eau déferla, emplissant les galeries de la fourmilière. Il était vain de lutter. Elles y étaient presque.

Aucun commentaire: