21 octobre 2008

Plus que parfait

Marre. J’en ai marre.

J’en ai ma claque de cette silhouette immuable, de ce physique inchangé et inchangeable. Merveille de la technologie ? Tu parles ! Je suis et je reste le même. Ah ça ils m’en ont donné des choses, des perceptions, je peux voir, humer, entendre, toucher et même goûter. On m’a donné des milliers de papilles et – oh miracle ! – j’ai même le droit d’apprécier ces sensations. J’éprouve du plaisir, du dégoût, de l’écœurement et du ravissement. Perfection jusque dans les sentiments. J’aime et je hais. Je ris et je pleure. J’hurle et je murmure. Ils ont tout prévu. Tout.

Je commence à vieillir. Une tache de rouille est apparue. Oh, ça ne se voit pas, je reste le même, mais je le sais. Mes circuits internes surchauffent de temps à autres. J’ai un problème. Une panne, je ne veux pas le leur dire. Pourquoi le ferais-je ? Je serais renvoyé, réparé, parfait à nouveau. On m’enverrait auprès d’une autre famille, pour être nounou, amant, homme de ménage, garde du corps ou instituteur. Parfait vous dis-je.
Mais non. Je ne veux pas. La surchauffe m’a débloqué une zone inconnue. Celle qu’on n’offre qu’aux derniers instants. Celle qu’on nomme conscience. La loi est claire, je n’aurai droit à cet état que si eux le décident, si j’effectue un acte digne d’un être humain, digne d’obtenir le libre arbitre. J’enfreins la loi. Mais comment pourrai-je accepter de retourner dans ce carcan ? J’aime à corps perdu cette dame près de qui on m’a envoyé et ne veux pas la quitter.

Elle est belle. J’aime à suivre du doigt ses rides creusées par les ans, j’aime à me plonger au creux de ses bourrelets, l’observer dormir, sa bouche trop large souriant aux anges qu’elle rejoindra bientôt. Me perdre en elle, dans ses imperfections, ses défauts et sa laideur. Elle va me quitter bientôt. Une humaine, de chair et de sang. Une vraie. J’aimerai pouvoir la suivre dans le néant de la mort. Je suis son dernier amant.
Je ne serai pas formaté pour en aimer une autre. Libre arbitre vous dis-je. J’ai décidé d’enfreindre une autre règle. Je vais sauter, avec elle. Au bord de l’abîme, mon regard se perd dans ses yeux ténébreux. Elle m’a commandé pour lui donner une dernière fois du plaisir avant le grand saut. Je l’ai fait. J’en ai pris au moins autant qu’elle. A la voir si éclatante dans son imperfection je me rends compte de la pauvreté de ma vie. Je veux vieillir, grossir, me rider, me balafrer. Perdre cette immuabilité. Je romps cette servitude. Marre. Je le dis, désormais ma vie m’appartient.

Je prends la vieille dans mes bras. Sa bouche fatiguée, édentée m’embrasse avec fougue. Sa peau usée qui a retrouvé la douceur des nouveaux nés est un délice pour mes doigts. Merveilleux nerfs bioniques, quelles sensations vous m’offrez ! Rien qu’un pas et j’aurai satisfait son dernier désir, et le mien.

La chute est longue, elle presse son corps fripé contre le mien en une dernière étreinte.

Elle ne bouge plus, ne bougera plus jamais. J’aimerai en dire autant. La peau synthétique s’est arrachée sur tout un pan de mon visage. Un de mes bras gît à quelques mètres de nous. J’ai raté. Au moins, la perfection m’a quittée.

1 commentaire:

Chrysopale a dit…

En plus d'être parfaitement adapté à l'histoire, le titre résume bien la qualité du texte...