31 mai 2021

Omerta


Quand le nouveau arriva à l’école pour enfants extraordinaires, elle sut qu’il serait sien. Pour la vie. Ce fut réciproque à l’instant où il la remarqua également. Il était aussi brun qu’elle était blonde, aussi halé qu’elle était blanche. De classe en classe, ils furent inséparables. Yin et Yang. Ce furent les surnoms qu’on leur donna.

Ils ne parlaient pas d’amour, non, on n’en parle pas vraiment après le cours préparatoire. En maternelle, on est amoureux de son meilleur ami tant qu’il est notre ami et c’est un sentiment partagé jusqu’à ce que l’un ou l’autre préfère jouer avec un enfant différent. Quand on devient grand, qu’on entre en primaire, on ne se fait plus de bisou - beurk - c’est gênant de se tenir par la main, et les copains se moquent si on rougit un peu.

Eux, c’était différent. Ils étaient les deux faces d’une même pièce. Tellement collés qu’on ne les dissociait plus. Personne ne se gaussait, leur symbiose était sérieuse, grave. Nul adulte n’avait ne serait-ce qu’imaginé s’immiscer dans leur bulle. Leur paix était sacrée.

Avant qu’il n’arrive, elle était bruyante, perturbée, perturbatrice. On l’avait diagnostiquée hyperactive avec une panoplie de troubles divers, elle rejetait toute forme d’autorité, les instituteurs pourtant formés à gérer ce genre d’enfants, n’en pouvaient plus. Le garçon était quant à lui, renfermé sur lui-même, coupé du monde, on le supposait autiste. Deux âmes meurtries qui s’étaient trouvées.

Leur bulle s’ouvrait sur l’extérieur. Ces deux gamins que tout opposait s’étaient réparés et apprenaient ensemble. Loin de se séparer des autres, ils devinrent éléments moteurs, sources de cohésion parmi leurs camarades. Les années passèrent et on les laissait dans la même classe. Ils grandirent heureux, évoluèrent. Leurs sentiments aussi.

Sans filtre, ils convinrent qu’ils s’aimaient bien assez pour être amoureux pour de vrai. Qu’ils étaient assez vieux désormais pour s’aimer comme des grandes personnes et que, de fait, ils allaient le faire. Et si c’était si bien qu’ils l’avaient entendu dire, ils le feraient encore et encore.

L’équipe éducative ne vit pas le changement dans leur attitude tout de suite. L’acte prévu mis à part, leurs sentiments étaient tels que le simple fait d’être côte à côte en train d’étudier mettait leurs ventres en ébullition. Ils n’eurent pas plus l’impression de fauter que lorsqu’ils piquaient un dessert supplémentaire à la cantine, ne prenant pas la mesure de leur action. De leurs actions. C’était vraiment bien.

Il y avait vraiment peu de chances pour qu’elles se rencontrent. Deux âmes sœurs qui se trouvèrent ainsi, toutes deux ébréchées, ébranlées par la vie dès leur plus jeune âge. Deux âmes qui se réparèrent, se complétèrent, créèrent un amour tel qu’elles n’en avaient jamais connu. Et, chose qui les amusait depuis qu’elles s’en étaient aperçu, deux âmes nées à la même date.

C’est le destin, qu’ils disaient, aveuglés par le bonheur. C’est le destin qu’a voulu qu’on ne se loupe pas ! Ils se complétaient tellement qu’ils ne parlaient pas d’eux. Pas de leurs familles. Lesquelles, d’ailleurs ? Celles qui avaient choisi de les laisser là, ne récupérant que pour les vacances, ces enfants ingérables, épaves d’un premier mariage raté ? Celles qui avaient choisi de séparer des jumeaux nouveaux nés pour se simplifier le divorce ? Celles qui avaient choisi de ne rien dire, absolument certains qu’il n’y avait que peu de chances pour qu’ils se rencontrent ? Peu, c’était déjà infiniment trop.

17 mai 2021

Un être civilisé


Un tremblement de terre tel qu’elle n’en avait jamais connu la secoua. Lorsque le pont sur lequel elle déambulait avec certaines de ses sœurs s’est transformé en radeau après un vol plané, elle était presque arrivée sur la terre ferme. L’angoisse était si intense qu’elle en avait lâché son barda. Elle ne le remarqua pas, il n’avait d’ailleurs plus aucune importance. De comment elles mangeraient, la question était maintenant de savoir comment elles survivraient. Nulle ne savait nager, évidemment, cela aurait été tellement plus simple.

Elle analysait le décor, cherchant un salut inespéré, une bande de terre, une île, un miracle… Mais leur frêle esquif tourbillonnait, emporté par une tornade soudaine. Elles s’étaient pourtant assurées que le chemin était sûr avant de s’y engager. Nul ne peut rien contre mère Nature. Elle le savait. Réfléchir ainsi l’étonna. Elle s’étonna de s’étonner, d’ailleurs, n’étant guère habituée à penser par elle-même.

Leur embarcation de fortune n’avait-elle pas cessé de tournoyer ? Le constat l’arracha à son fouillis de pensées. Un quai de misère semblait les avoir arrêtées. Elles se précipitèrent à terre, se comptèrent, trouvant leur nombre bien moindre qu’auparavant. Bien entendu, à cette distance, elles ne captaient plus les ordres. Bon. L’adrénaline parcourait encore leurs corps, elles devaient en profiter pour avancer. La direction fut décidée à l’instinct. D’un commun accord, elles allèrent en file indienne, ne prenant pas le temps de pleurer leurs disparues.

Le soleil filtrait à travers la verdure leur réchauffant la carcasse. Ragaillardies, elles cheminaient d’un bon pas. Silencieuses, elles s’arrêtèrent quand le ciel se dégagea au-dessus de leurs têtes. Le couvert végétal avait disparu ! Elles reconnaissaient bien le chemin, leurs sens ne les trompaient pas, mais rien ne terminait les longs brins qui bordaient le passage. Elles pressèrent l’allure, envahies par une indicible angoisse. Il leur faudrait encore des heures pour rentrer, et si la catastrophe avait touché la maison, que feraient-elles ? Elles ne pourraient survivre seules, il fallait qu’elle soit intacte.

Sur leur itinéraire dévasté, le silence était palpable, sinistre. Çà et là se voyaient des signes d’abandon précipité. Une fleur décapitée, une vie fauchée. Tête basse, elles se précipitaient vers leur salut. La maison. La vie reprenait autour d’elles, l’effervescence coutumière les rassura. Une même fièvre les gagna toutes, alors qu’elles perçurent à nouveau le signal. Elles savaient quoi faire. Le cataclysme avait touché leur foyer, mais Mère était sauve, il fallait réparer, vite. Très vite. Maintenant. Elles allaient pouvoir rentrer. Mère était sauve.

À quelques pas de là, un homme rangeait sa tondeuse à gazon dans son cabanon. Sa belle pelouse était saccagée ! Un dôme digne de taupes de compétition la défigurait. Il allait leur montrer qui était le chef, sur son terrain, c’est lui qui faisait la loi ! Il jurait entre ses dents tandis qu’il branchait le tuyau d’arrosage.

Fébriles, elles travaillaient sans compter leurs efforts. Il fallait refermer vite, tout de suite, afin de sauvegarder leur Mère et les petits. Elles y étaient presque, bientôt, quelques heures encore, peut-être. Et, sauvant Mère, elles se sauveraient elles-mêmes.

Rageux, il enfonça le tuyau dans la terre, et actionna le robinet. À fond.

L’eau déferla, emplissant les galeries de la fourmilière. Il était vain de lutter. Elles y étaient presque.

4 mai 2021

La fièvre de l'eau

Par une soirée extrêmement chaude du début de juillet, un jeune homme sortit de la toute petite chambre qu'il louait dans la ruelle S... et se dirigea d'un pas indécis et lent vers le pont K... Il cherchait de l’eau. De l’eau et de l’air. Avidement, après avoir passé l’entière journée sous les toits dans son logis minuscule à chercher une solution, il rêvait d’un vent frais, d’une brise nocturne capable de lui rafraichir l’épiderme. Ainsi avança-t-il vers les quais, espérant que l’eau apporterait la fraicheur tant désirée.

Son espoir fut douché quand il aperçut le fleuve qui n’en portait plus ce soir que le nom. Loin, tout en bas, d’immenses bancs de sables saturaient son lit. Quelques flaques stagnantes, ici et là, rappelaient qu’il put s’agir d’un cours d’eau. À leur surface, vrombissaient des nuages de moustiques, occupés à s’accoupler et pondre. Un marécage. Un marécage sans les arbres, sans la quiétude d’une sombre forêt. Un marécage qui résonnait au son des avertisseurs hargneux.

La chaleur n’en finissait pas. L’air était palpable, étouffant. L’orage guettait, refusant de céder, enveloppant l’homme dans sa gangue moite. Un rien de rage l’envahit, l’humeur lugubre, la suffocation le rendait mélancolique. Il tenta de se rappeler ses dernières théories, en vain. La brume envahissait son esprit. Il ne réfléchissait plus, avança vers la berge, une solution, la chaleur, l’air, l’eau… L’eau ! Là, il la voyait, elle n’était pas si loin. S’il marchait prudemment, il pourrait s’en approcher, tremper ses pieds, mouiller sa nuque, et tant pis pour les insectes, il s’en accommoderait.

Le sable était ferme sous ses pieds, il prit confiance, avança plus vite, toute notion de prudence oubliée. Quand ses chaussures restèrent collées, il les abandonna sur place, continua pieds nus, s’enfonçant assez pour être ralenti, pas suffisamment pour prendre conscience de la consistance du sable. L’eau était là, juste là, presque à portée de main, il respirait cette odeur douceâtre d’eau croupie. Il était tellement proche que les moustiques commencèrent à se rapprocher, sentant la manne sanguine.

Il n’en avait cure. Qu’ils le piquent, tant qu’ils partageaient leur eau ! Il n’avait pas bu depuis la veille, l’eau courante étant réservée à ceux qui pouvaient payer. La sécheresse faisait rage. Pas de pluie depuis des mois, pas de réserves d’eau. Il avait fini les siennes la veille, attendant, fiévreux, élaborant des théories, calculant en vain, toute la journée, sous les toits, sous le soleil de plomb, avec ce ciel prêt à crever qui ne crevait jamais. Et il était sorti. Discrètement, conscient que sa pauvre chair pouvait être appétissante alors que la famine guettait.

Des groupes se formaient, s’entredéchiraient pour une boite de conserve. Était-ce donc ainsi que les choses finiraient ? Avec de l’eau plein les nuages et des champs cramés par les rayons du soleil ? Il n’en savait rien. Toutes ses théories fumeuses s’étaient évaporées avec ses derniers espoirs. Il prenait le risque, ce soir. Il fallait qu’il boive. Et il boirait. L’eau était là, en se penchant, il la sentirait au bout de ses doigts.

Une poigne terrible se saisit de ses pieds, de ses chevilles, de ses genoux. Il était prisonnier. Il ne pouvait remuer un orteil. Un regard derrière lui ne lui montra que le lit aride du fleuve. Il était seul. Seul avec le sable, le sable et l’eau qu’il ne pouvait atteindre.
Une bourrasque l’ébouriffa, et alors que le sable gagnait sur lui, il leva la tête vers le ciel, vit les éclairs, entendit le tonnerre et reçut les premières gouttes tant attendues. Elle était juste là, la solution.