16 janvier 2009

Petrouchka (première mouture)




Une Volga avec chauffeur ronronne sur le bord d’une route, le ciel blanc laisse présager de la neige à venir. Un peu plus loin, une vieille femme progresse dans la steppe, silencieuse, perdue dans ses pensées. Un son, clair et coloré, la ramène à la réalité. Ce son – semblable à celui d’une cloche – la trouble bien plus qu’elle n’aurait cru. Elle s’essaie à courir, pressée, sa canne tapant contre le sol gelé. Ses souvenirs se confondent avec l’instant présent, elle se souvient ; cet endroit, elle l’a quitté il y a bien longtemps, lorsqu’elle voulut chercher ailleurs, un avenir.
Elle l’a trouvé, bien loin d’ici. Elle revoit, comme en un rêve, le jour de son arrivée, ce jour où elle fut prise en charge ; elle revoit aussi ce moment où elle reçut un nouveau nom, ce nom qu’elle porte encore, qu’elle a fait sien, Petra. Elle a vécu là-bas, au milieu d’autres enfants qui, comme elle, s’étaient découvert un foyer. Leurs parents avaient préféré les abandonner plutôt que de les voir mourir sous leurs yeux, voire pire. C’était terrible – la famine – en 1922, terrible.
C’est pourquoi ils fuirent, loin de tout ça ; des rumeurs disaient que tout là bas, en Finlande, les gens mangeaient à leur faim – trois repas par jour ! – et même, même qu’ils avaient de la nourriture à donner. Pourquoi avaient-ils ce creux douloureux dans le ventre ? Simplement parce que le gouvernement refusait toute aide internationale. Petrouchka – elle s’appelait encore ainsi – Petrouchka ajusta son mince manteau sur son corps maigre, prit son petit frère – Piotr – sur son dos et avança, droit devant elle, en direction du nord ouest. Dès qu’elle voyait un gamin, elle le hélait et tous – sans exception – la rejoignaient. Leur groupe devint de plus en plus important ; de village en ville, de ville en hameau, partout où ils passaient, les enfants suivaient. Ils n’avaient plus rien à perdre c’était un voyage de la dernière chance.
Ce n’étaient que des mômes, ils partirent sur un coup de tête, ne pensant ni aux provisions – qu’auraient-ils pu emporter ? – ni aux fraîches nuits qui les attendaient. Avec leurs seuls vêtements, fins pour la plupart, ils surent dès la première nuit que leur périple allait être difficile.
Petrouchka partit de Moscou, son frère accroché à son cou, il pesait si peu qu’il ne la fatiguait guère. Elle avança toute la journée ; le soir ils étaient douze. De jour en jour, leur nombre grandissait. Ils déterrèrent des racines pour tromper la faim, volèrent – ils eurent si peur – une charrette pour transporter les plus jeunes. Les chevaux et les bœufs ayant été dévorés depuis longtemps, les paysans ne dirent rien, trop affaiblis d’ailleurs pour leur courir après. Piotr était tellement chétif qu’il ne passa pas la première semaine. Ils commirent alors l’impensable, tenaillés par la faim, ils le mangèrent, d’abord hésitants, puis dans un état second, ivres de l’énergie étonnante débordant de ce maigre repas.
Ensuite, le voyage ne fut plus jamais le même. Certains – malgré les protéines – continuaient à dépérir, personne ne l’avouait, mais tous guettaient, à l’affût d’un nouveau festin. Aucun ne fut tué volontairement, du moins de ce qu’elle en sait. Fouettés par l’énergie tirée de leurs compagnons, euphoriques, ivres de protéines, ils avançaient plus vite encore. L’espoir leur faisant trouver de nouvelles forces.
Moscou à Petrograd – anciennement Saint-Pétersbourg, futur Leningrad –, tel fut leur premier trajet. On aurait pu les suivre à la trace, il suffisait de repérer les dépouilles laissées ça et là. Marche, marche et crève. Petrouchka ne comptait pas, ni les jours, ni ceux qui les rejoignaient, ni – surtout – ceux qui mouraient ; elle préférait ne pas connaître leurs noms, le souvenir de son petit frère toujours présent à son esprit. Elle avait mangé, comme les autres – après avoir tenté de défendre sa dépouille – résignée. Elle ne voulait pas à l’époque, mais elle sait aujourd’hui, elle sait que s’il fallait recommencer, elle croquerait à nouveau, encore et encore. Chaque jour de nouveaux arrivants, chaque matin un nouveau repas, et quel repas ! Plus ils avançaient vers le nord, plus ils mouraient mais ça ne les arrêtait pas, au contraire, ils s’approchaient de leur rêve, du pays où les gens mangent à leur faim.
De Petrograd à la Frontière – la Frontière avec une majuscule, comme Futur, ainsi qu’elle se la représentait – le trajet fut difficile. La neige se faisait plus froide, les nuits plus rudes encore, jamais elle n’aurait cru cela possible. Leurs funestes repas se faisaient de plus en plus copieux, ils hâtèrent le pas, l’approche de leur but galvanisant leurs forces. Leur objectif était la Frontière, dans l’esprit de la fillette, de l’autre côté, il y aurait du monde qui les attendait. Il fallait qu’il y ait quelqu’un, il fallait qu’ils passent s’ils voulaient manger.
Toujours plus vers l’ouest, la Finlande, ils y arrivèrent, presque. Ils ne pouvaient pas passer par le poste frontière, alors quelques kilomètres avant lui, ils coupèrent à travers champs. Ils progressèrent lentement dans la neige ; peu après ils abandonnèrent la charrette, elle s’enfonçait trop. Certains se mirent à courir, il ne restait que quelques mètres, peu de barbelés ici, la Finlande étant relativement neutre. Enfin la Frontière fut derrière eux, eux les survivants ils étaient environ deux cents – ce nombre avait été constant, régulé par les arrivées de nouveaux venus et les victimes de l’hiver –, mais personne n’était là pour les accueillir, personne.
Au loin, Petrouchka repéra une fumée, elle la signala à ses compagnons d’infortune – vite réagir avant qu’ils ne se retournent contre elle – ; ils continuèrent d’avancer, affaiblis par cette course folle, cet élan du dernier espoir. Les plus jeunes furent portés, on espéra – sans le dire – qu’on n’aurait pas besoin de leur chair pour survivre.
La fumée les guida jusqu’au poste Frontière, du bon côté du poste Frontière. Les gardes surpris, observèrent sans rien dire cette ribambelle de gamins squelettiques, puis un murmure parcourut les troupes, on ouvrit les portes de l’école, on y fit entrer les enfants. Tout le monde s’agita, s’affola, il fallait les réchauffer, les nourrir ! Ils furent pris en charge par un essaim tourbillonnant de villageois. Depuis le début de la famine, ce cortège représentait les seules personnes à avoir atteint leur village. Petrouchka, comme les autres, ne savait plus que faire – enfin des adultes ! – elle n’avait plus à diriger, plus à être forte, elle pouvait redevenir ce qu’elle était, une enfant, prise dans ce tourbillon de pensées, elle s’effondra.
Une multitude de visions l’assaillit tandis qu’elle gisait, inconsciente – on lui expliquera, plus tard, qu’elle est restée fiévreuse et délirante pendant près d’un mois, elle voyait son frère, –surtout son frère et ce regard qu’il avait pour elle lors de leurs jeux – son frère mort ce fameux matin ; elle se voyait aussi déguster leurs affreux festins, la violence de leur faim, la force de leur appétit, avec quelle hargne ils se jetaient sur cette viande à peine froide. Elle hurlait dans ce demi coma, elle hurlait qu’elle ne désirait plus rien, juste oublier, oublier ses yeux, oublier le nombre de repas qu’elle avait fait, oublier leurs noms qu’elle avait retenus malgré son obstination à les ignorer.
Le noir enfin, le noir absolu, elle sombra. Elle ne sut combien de temps dura cet oubli, cet oubli d’elle-même et des horreurs qu’elle venait de vivre. Elle se sentait détachée de son corps, ce corps qui réclamait pitance. Elle ne ressentait aucune faim – elle apprendra qu’on l’avait nourrie régulièrement à petites doses – ne ressentait rien en fait. Elle était pur esprit, un esprit à la recherche d’un corps à habiter, d’une vie nouvelle à explorer. Loin devant, dans ce néant absolu, elle perçut une lumière, un simple point lumineux, tel une étoile. Elle s’en approcha ; cette lumière devint plus forte, au point de l’aveugler, mais elle avança encore, elle se retrouva nimbée de lumière, environnée d’une douce chaleur. La lumière se fit jaune, puis vira vers l’orange, le rosé. C’est ce moment que choisit son corps pour faire tomber la fièvre, elle commença à s’agiter ses yeux mouvants sous ses paupières closes sur lesquelles un rayon de soleil tombait. Une ombre passa ; elle sentit une main fraîche se poser sur son front alors que ses yeux se rouvraient, là elle découvrit une religieuse penchée au dessus de son visage, souriante.
La nonne prononça quelques mots d’une voix douce, des mots qu’elle ne comprit pas. Elle se montra du doigt « Tilda » puis pointa la poitrine de la petite. Les cordes vocales enrayées par ce mois de maladie, Petrouchka ne réussit pas à articuler son nom, sa voix rauque laissa sortir un vague « Pretrchka », la sœur du nom de Tilda en conclut qu’elle serait – momentanément – Petra. Le sommeil la rattrapa sitôt ce baptême terminé, un sommeil lourd, réparateur.
Nouveau nom, nouvelle vie, ce sommeil fût aussi serein que le précédent avait été agité. Elle se réveilla l’esprit purifié, neuve, ses tourments toujours existants mais relégués au fond de sa mémoire. Les sœurs ne demandèrent pas aux enfants comment ils avaient survécu à ce voyage, encore moins de quoi ils s’étaient nourris, elles l’avaient lu dans leurs yeux et surtout avaient entendu Petra délirer. Elles ne leur en parlèrent pas et firent donner une messe pour leurs compagnons disparus ce qui les apaisa grandement. Bien que – trop – mûris par ce périple, ils décidèrent d’un accord tacite de redevenir de simples gamins ; ils se forcèrent à jouer au début, puis le naturel revint, les rires, hésitants tout d’abord devinrent francs, clairs, la cour de l’école en résonnait ; leurs yeux se remirent à pétiller. De peureux, farouches, ils se mirent à admettre l’éventualité d’un à venir, s’épanouirent, heureux même. Et ce, grâce à ces inconnus qui les avaient nourris, réchauffés, habillés, qui les avaient rendus à la vie ; ces étrangers, leur nouvelle famille. Leur ancienne vie, celle qu’ils avaient menée avant le cauchemar fut remisée dans un endroit de leur tête qu’ils contemplèrent peu.
Quelques semaines après leur arrivée, les autorités décidèrent d’ouvrir un orphelinat ; peu d’enfants connaissaient l’endroit d’où ils venaient, aucun ne souhaitait y retourner. On leur offrit leurs nouvelles identités ; ce prénom – Petra – né d’un quiproquo fut sien légalement, ils devinrent "pupilles de la nation finlandaise". Et c’est là que Petra naquit, là qu’elle redécouvrit la vie ; là qu’elle put être insouciante, qu’elle put vivre sans craindre la faim, la terrible faim.
Ce périple, Petra s’en souvient, et là, près du lieu de sa première naissance, quand elle entend – ce qui semble être – le marteau du forgeron, elle redevient la petite Petrouchka, celle qui courait au milieu des soufflets ; celle que l’on grondait parce qu’elle s’approchait trop du foyer ou parce qu’elle posait ses mains sur l’enclume. Elle court, comme elle le peut, en cette matinée fraiche de 1990, alors qu’elle a enfin pu revenir en touriste, faire ce pèlerinage dont elle rêvait tant dans ce village où elle a vu le jour, la première fois. Le "rideau de fer" est terminé – le mur est tombé – jamais elle n’aurait cru devoir attendre autant pour contempler son passé.
Des bâtiments sont en vue. Elle trébuche, se rattrape à sa canne, relève les yeux et s’arrête net. Il a bien changé son village. Bien loin de son souvenir en fait, les quelques maisons clairsemées qui étaient à l’époque la banlieue moscovite ont disparu. Elle n’a pas rêvé pourtant, c’était bien le son d’un marteau sur une enclume qui l’a faite vibrer de tout son être tout à l’heure. Mais laquelle ? Devant elle, une nuée humaine sort d’une immense usine tandis que d’autres laissent échapper leurs ouvriers. L’une d’elle occupe l’emplacement de la forge de son père et, au vu de l’emblème or sur fond rouge, ce n’est pas lui qui a fait fortune.
Elle ne s’attendait pas à le retrouver, ni sa mère d’ailleurs, trop de temps a passé, mais elle aurait aimé, oh combien aimé, revoir ce village où – bien avant de devoir partir – elle avait coulé des jours heureux. Cette plaine où elle jouait avec Piotr, le ruisseau où elle avait manqué se noyer, tout à disparu. Elle essaie de s’approcher un peu plus pour mieux se rendre compte du changement. Ses jambes se dérobent, et elle reste là, au milieu des architectures de béton et de taule, prostrée, lasse, vidée.
Des ouvriers, pressés, s’étonnent de voir une vieille dame plutôt élégante, à genoux, en larmes tendant les bras à d’invisibles personnages et balbutiant : "Papouchka ! Mamouchka !".
La neige commence à tomber.
Cette neige la ramène à une autre neige, une neige d’il y a 68 ans, non pas celle de ce village, ni même celle de son voyage, mais celle qui avait le goût de la liberté, de l’espoir et de la renaissance. Petra se relève, les jambes flageolantes. Ce n’est pas ici qu’est sa vie, sa vie, elle l’a vécut bien loin d’ici, dans le pays où l’on n’a pas faim, où l’on peut rire, sans crainte. Ici, elle n’a que des souvenirs, heureux ou pas, mais son avenir sera auprès de ses enfants, Peter – ce fils qui a pour elle le même regard qu’avait Piotr, son frère – ses filles et leurs nombreux enfants.

7 commentaires:

Chrysopale a dit…

Ai-je encore besoin de le dire? Un de tes plus beaux textes à mon gout. Plein de sensibilité, sans tomber dans le trop-plein. Très émouvant également. Bravo.

Mairenn a dit…

Un texte magnifique et très émouvant, que je suis contente de découvrir (bien après, certes...)

Yunette a dit…

Un texte que je dois retravailler depuis... depuis... Ouhla, tout ça !

DouxSilence a dit…

J'ai un goût de neige dans la bouche... Bravo l'artiste !

Castor tillon a dit…

Eh bien, je crois qu'on n'a pas fait mieux dans le genre, depuis "Les survivants" de Piers Paul Read !
Un texte de Yunette que je n'avais pas lu ?!? Va falloir que j'approfondisse ma culture !

Un satisfecit à Domi qui a eu la patience de croquer (ha, ha) tous ces petits malheureux.

Castor tillon a dit…

Va falloir dire à Domi qu'elle active les commentaires sur son post "Petrouchka".
Pour qu'on aille y mettre des idioties ! :mrgreen:

Yunette a dit…

Elle gère l'artiste hein (et là je parle de DouxSilence...)

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