14 juin 2021

Douche froide

Avec son vieux, ce n’est jamais le moment. Jamais possible. Jamais, jamais, jamais. Il fait un boulot ingrat, dur. Bosser autant pour ramasser trois francs six sous – ce qui est vraiment peu à l’ère de l’euro – et pas même pouvoir allumer les radiateurs, c’est injuste. Non, ce n’est jamais le moment de réclamer une faveur, un plaisir. Rien qui n’implique de l’argent, en tout cas. De toute façon, papa le dit, on n’en a pas pour ça.

Pourtant, aujourd’hui, le môme se prend à espérer. Aujourd’hui, il a fait la fierté de son père. Il a gagné sa nouvelle ceinture au karaté. L’enfant est heureux, il rayonne. Il tenait tant à ce qu’il aille dans cette équipe ci, son père ! Il ignore que ce club a été choisi pour son coût – néant – et non pour sa renommée.

Le gamin s’approche, dans son kimono à la ceinture neuve. Papa lui avait promis de l’emmener voir les éléphants, un jour, s’il le méritait. S’il le méritait vraiment. Et là, sur tous ses examens, il a été le premier. Au karaté, aujourd’hui, pareil. Alors il se prend à espérer. Est-ce qu’il ne mérite pas, là, hein ? Il respire fort, tord ses doigts derrière son dos. C’est qu’il fait un peu peur, papa.

Il broie du noir, le père, le cul vissé sur son tabouret. Il broie du noir. L’argent, il en a, pas tant, mais il en a un peu. Assez pour emmener le chiard au zoo, pour racheter une voiture, pour allumer le chauffage. Bien assez. Il n’est pas riche, mais il a réussi à mettre de côté, en vivant chichement. L’argent. Le pognon qu’il ne dépense pas, ces sous qui dorment. Qui le rendent malade. Il n’en a jamais assez. Jamais ! Et s’il se passait quelque chose de terrible, comment ferait-il s’il n’avait pas cet argent-là, hein ?

Et ce gamin qui lui coûte tant. Quand il était marié, il ne voyait pas combien ça coûtait, puisque sa dépensière de femme couvrait tous les frais du môme. Alors quand elle a décidé de mourir d’une maladie coûteuse, il s’est demandé s’il n’aurait pas dû divorcer avant. À lui les frais d’obsèques ! Jusqu’au bout, elle lui aura pourri la vie, jusqu’au bout.

Il entend rentrer son fils. Son fils. Vraiment ? Si ce n’était le prix d’un test de paternité, il l’aurait déjà fait. Il voit bien que le petit a quelque chose à demander. Qu’il se dandine d’un pied sur l’autre. Qu’il cherche à exhiber son ventre. Sa ceinture. Ah oui. C’est bien. Bravo. Ça ne mange pas de pain, un compliment ça ne coûte rien.

Pour le zoo… Faudra faire plus d’efforts, hein. Ce n’est pas encore pour cette fois. Allez, qu’il aille se laver. Au gant, n’est-ce pas, ce n’est pas le jour de la douche. Mais c’est bien, il fait des progrès. Le père soupire alors que le gamin va cacher sa frustration dans la salle de bain. Il le ruinera, ce môme !

Un bruit sourd le sort de ses pingres pensées. Un bruit qui lui fait froid dans le dos. Son fils. Il se passe quelque chose. Quand il entre dans la salle de bain, défonçant la porte sans même penser au coût des réparations, quand il arrache le montant de la douche pour enlever la ceinture de karaté qui y est accrochée, il se fout du pognon. Tout ce qui compte, aujourd’hui, tout ce qui compte, c’est une petite respiration, c’est ce souffle ténu, riche d’avenir, qui suinte de la gorge enserrée de son gamin décroché.

Après le zoo, qu’il lui dit, le père, pas avare de larmes, après le zoo, on ira au cirque. Tu le mérites, tu le mérites très fort. Toi et moi, on ira où tu veux, mon fils.

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